Parce que le sommeil a une part d’intime, il serait une affaire personnelle, strictement privée. Il ne concernerait ni la société ni les pouvoirs publics. Or rien n’est moins vrai. Les conditions qui permettent à un individu de bien dormir ne dépendent pas que de lui. Bien au contraire ! Cela apparaît d’autant plus vrai quand on observe le sommeil des Français.
D’une part, la quantité de sommeil diminue. Les Français dorment en moyenne 7h47 par jour. En 25 ans, notre sommeil a perdu 18 minutes par nuit, et jusqu’à 50 minutes pour les adolescents. Un tiers des adultes dorment moins de 6h par nuit.
Les facteurs qui expliquent cette diminution sont multiples et cumulables : la pression professionnelle et le stress qu’elle peut entraîner, l’allongement des temps de trajet entre le domicile et le travail, la pollution sonore (le bruit des voisins, de la rue ou de la pièce d’à-côté) et lumineuse (l’écran allumé ou l’enseigne d’un magasin qui éclaire dans la nuit la chambre occupée), les conditions du logement lorsque les chambres sont partagées par des enfants qui n’ont pas le même âge, la multiplication et l’individualisation des écrans, qui concerne en particulier les plus jeunes, ou encore les horaires de travail. Pour prendre la définition la plus restrictive du travail de nuit (de minuit à 5h du matin), cela concerne 3,5 millions de Français. Ils sont notamment conducteurs de véhicules, policiers et militaires, pompiers, infirmières et aides soignantes ou encore ouvriers qualifiés. Ils dorment une heure de moins par 24h que les travailleurs de jour, soit une nuit de moins par semaine, ce qui représente 40 à 45 nuits perdues par an.
Or moins on dort et plus les risques pour la santé s’accroissent : l’obésité, le diabète de type 2, les maladies cardiovasculaires et le cancer sont les conséquences les plus fréquentes d’un manque de sommeil. C’est ce que soulignent par exemple les enquêtes de l’Institut national du sommeil et de la vigilance et les travaux de Damien Léger. Sur l’autoroute, un tiers des accidents mortels seraient liés à la somnolence, devant l’alcool et la vitesse. Le sommeil est trop souvent une variable d’ajustement, un temps que l’on retarde ou interrompt pour satisfaire les autres temps sociaux.
Les Français sont parmi les plus grands consommateurs de somnifères en Europe.
D’autre part, la qualité du sommeil est également en péril. 62% des Français déclarent souffrir d’au moins un trouble du sommeil. Il s’agit par exemple de difficultés pour s’endormir, se rendormir pendant la nuit, ou même de récupérer pendant leur sommeil. Le sommeil chimique se rencontre également de plus en plus souvent. Les Français sont parmi les plus grands consommateurs de somnifères en Europe : 131 millions de boîtes contenant des benzodiazépines ou apparentées ont été vendues en 2012. L’âge moyen des consommateurs est de 56 ans, et il s’agit de femmes dans les deux tiers des cas. Un médicament pour dormir peut naturellement être une aide ponctuelle mais il ne saurait devenir un mode de vie. D’autant plus que cette consommation expose à des risques biens connus, par exemple au niveau neuropsychiatriques et de pharmacodépendance, avec des phénomènes de tolérance et de sevrage à l’arrêt. En outre, des traitements alternatifs et variés existent : cure de sommeil, psychothérapie ainsi que l’adoption de comportements mieux équilibrés (alimentation, activité physique, etc.).
Au total, nous dormons de moins en moins longtemps et de plus en plus mal. Les coûts sociaux de cette dégradation concernent l’ensemble de la collectivité. Il y a bien sûr des coûts directs (consultations de patients, traitements médicamenteux contre l’insomnie) mais aussi des coûts indirects, par exemple l’absentéisme des salariés et une perte de productivité. Le sommeil est également un facteur majeur de la production d’inégalités. Les enfants de cadres déclarent moins de troubles du sommeil que les autres. Or un moindre sommeil entraîne de la somnolence, qui a une incidence sur la concentration et donc sur les apprentissages et entraîne des difficultés scolaires. Le sommeil, non content de révéler des inégalités, les amplifie. Et, plus largement, il met en jeu la qualité de l’expérience vécue et de la présence que nous pouvons avoir les uns aux autres.
« Au sein de l’entreprise, la discussion doit être favorisée sur l’organisation de temps de récupération pendant la journée de travail. »
C’est pour cela que le think tank Terra Nova s’est engagé autour de sept axes de propositions, qui consistent notamment à lutter contre la facilité pharmacologique du sommeil artificiel, à permettre l’enseignement scientifique sur le sommeil dans les facultés de médecine et à former des spécialistes transversaux du sommeil, à intégrer dans le droit à la dignité reconnu aux patients hospitalisés celui du droit au sommeil, ou encore à mobiliser les associations de patients souffrant de troubles du sommeil autour du concept de « patient expert » et d’« éducation thérapeutique ». Mais le sommeil est un enjeu qui déborde le strict cadre de la santé publique. Le grand public doit être largement sensibilisé à l’impact du manque de sommeil à travers une large campagne de communication. Et l’éducation au sommeil et la sieste dans le cadre scolaire doivent être encouragées. Au sein de l’entreprise, la discussion doit être favorisée sur l’organisation de temps de récupération pendant la journée de travail : c’est un facteur de productivité !
Le sommeil est pour chacun d’entre nous un besoin fondamental. Mal dormir ou moins dormir a des conséquences sur chaque aspect de notre existence. Il est le temps sans lequel tous les autres moments de la vie ne peuvent être que qualitativement amoindris. C’est parce qu’il est l’affaire de tous qu’il est bien une affaire publique.
Antoine Hardy
Co-auteur du rapport « Retrouver le sommeil, une affaire publique »