Si l’on veut que le reste à charge (Rac) zéro ne se résume pas à une simple répartition de la charge entre Sécurité sociale, complémentaires santé et assuré (via l’augmentation indirecte des cotisations), il faut qu’il soit aussi l’occasion d’agir sur l’offre de soins. C’est l’axe que nous avions retenu lors de nos premiers échanges et c’est aussi l’objet des différentes concertations qui se sont ou seront mises en place.
Le risque est cependant que, ce faisant, les acteurs de l’offre réagissent en dégradant la qualité de leurs produits et services pour pouvoir proposer de meilleurs prix sans pour autant réduire leurs marges et la profitabilité de leur activité. Comment juguler ce qui serait alors un effet hautement indésirable ?
Un effort de prévention accru
En préambule, rappelons que l’effort de prévention et les progrès de la médecine environnementale restent le meilleur moyen de faire baisser les besoins de santé et donc les coûts pour tous les acteurs du secteur. C’est un point récurrent de nos échanges et l’objet d’un large consensus entre les différentes sensibilités politiques telles qu’elles se sont exprimées durant la récente campagne présidentielle. Dans le domaine dentaire, en particulier, l’effort de prévention doit être maintenu et accru. Un accompagnement actif des publics les plus vulnérables dans ce domaine pourrait être exploré, ainsi qu’une plus grande implication de la médecine scolaire. Ces points mériteraient une discussion plus approfondie.
En ce qui concerne les équipements et prothèses les plus directement impliqués dans les Rac aujourd’hui les plus élevés, on peut explorer les méthodes les plus classiques de politique économique devant ce genre de problèmes. Elles consistent d’abord à accroître la concurrence sur le marché en réduisant au maximum les asymétries d’information, en introduisant davantage de transparence sur les prix et le contenu de l’offre, en augmentant la comparabilité des produits aux yeux du consommateur. Les outils numériques d’information et de notation peuvent y aider.
Quant aux nomenclatures utilisées dans l’audioprothèse, elles sont anachroniques.
Inciter à des prises en charge de meilleure qualité passerait aussi par la détermination de référentiels auxquels les professionnels pourraient se fier, en fonction des pathologies diagnostiquées. De tels référentiels n’existent pas dans le domaine dentaire, ni dans le secteur optique. Quant aux nomenclatures utilisées dans l’audioprothèse, elles sont anachroniques au point que 95% des équipements achetés en France figurent dans une seule et même classe, la plus sophistiquée, sans que le lien de nécessité avec les besoins de la personne équipée soit toujours clairement établi.
Un système de recertification des professionnels
Des pratiques médicales de référence pourraient par conséquent être plus systématiquement élaborées, mises à jour et diffusées pour guider cet effort. La réorientation des tarifications vers la qualité et l’efficience, à travers notamment une évolution des modes de rémunération des professionnels concernés, pourrait également être un moyen de dégager, dans la durée, des gains d’efficience et de lutter contre les coûts de la non-qualité.
L’expérimentation d’un contrat à impact social en santé pourrait à ce titre se révéler une piste intéressante.
Sans directement y adjoindre un mécanisme de bonus/malus, le développement d’indicateurs de résultats sur la qualité des soins délivrés par les professionnels de santé et le fait de soumettre ces derniers, suivant l’exemple des Pays-Bas ou du Royaume-Uni, à un système de recertification périodique, seraient des hypothèses à examiner.
L’atteinte des objectifs de prévention et la lutte contre les inégalités sociales de santé pourraient aussi devenir une composante beaucoup plus importante de la rémunération des professionnels de santé, au-delà de l’amorce introduite dans le système de « rémunération sur objectifs de santé publique » mis en place depuis quelques années. L’expérimentation d’un contrat à impact social en santé, comme déjà proposé lors de nos échanges, pourrait à ce titre se révéler une piste intéressante.
Des marges de manœuvre complémentaires pour les réseaux de soins
Puisque depuis 2008, la Haute Autorité de santé (HAS) émet, dans le cadre de ses missions, des recommandations et avis médico-économiques sur les stratégies de soins, de prescriptions ou de prises en charge les plus efficientes, ne pourrait-on pas lui accorder un droit de regard lors de toutes négociations conventionnelles afin de privilégier les parcours de soins les plus efficients à la fois en termes médicaux et pour une meilleure utilisation des dépenses de l’assurance maladie ?
Le cadre d’expérimentations pour l’innovation dans le système de santé proposé dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 va également dans le bon sens (1).
Pour finir, les réseaux de soins pourraient bénéficier de marges de manœuvre complémentaires pour agir dans le sens d’une plus grande efficience du système de santé, en particulier dans les domaines où les assureurs privés sont les financeurs majoritaires. Pour ce faire, et surtout lever la profonde défiance des professionnels et d’une partie des pouvoirs publics à leur égard, sans doute faudrait-il imaginer de nouveaux modes de régulation de ces réseaux.
Deux pistes pourraient à cet égard apparaître pertinentes :
– le développement d’indicateurs de qualité au sein des réseaux, qui feraient l’objet d’une évaluation régulière, en vie réelle, par des experts indépendants et pluridisciplinaires (professionnels de santé, patients, chercheurs, équipe HAS dédiée) ;
– la création d’un mécanisme d’intéressement financier des professionnels présents dans les réseaux, fonction des résultats atteints (économies réalisées, en proportion des dépenses non-engagées/indicateurs de qualité/résultats techniques des réseaux).
De plus, des évolutions des modes de gouvernance des réseaux pourraient être imaginées, afin d’y intégrer plus largement les parties prenantes du système de santé.
Terra Nova
Notes
(1) Concrètement, la mesure proposée introduit un cadre juridique général permettant le déploiement de deux types d’expérimentations qui peuvent être portées par des acteurs locaux ou nationaux. Elles sont mises en œuvre pour une durée qui ne peut excéder cinq ans.
Ces expérimentations visent :
– d’une part, à déployer des innovations organisationnelles visant, dans les secteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux, à améliorer la prise en charge et le parcours des patients, l’efficience du système de santé et l’accès aux soins ;
– d’autre part, à promouvoir la qualité et la pertinence de la prise en charge, et de la prescription des médicaments et autres produits de santé.
Pour mettre en œuvre ces expérimentations, la mesure prévoit la possibilité de déroger, sous certaines conditions, aux règles de financement de droit commun ainsi qu’à certaines règles d’organisation de l’offre de soins.
Dans nos représentations collectives, l’objet principal des politiques de santé publique, c’est le soin. Pour beaucoup, une bonne politique de santé publique consiste principalement à promouvoir les avancées thérapeutiques de la médecine et à étendre la prise en charge des patients. Et, de fait, en progressant dans ces deux directions, notre système a permis au cours du siècle écoulé une amélioration générale de la santé sans précédent dans notre histoire.
Les progrès de la médecine ont fait reculer la maladie, la souffrance et même la mort comme jamais. Par ailleurs, nos dispositifs de solidarité ont permis de solvabiliser la demande de santé et d’ouvrir largement l’accès aux soins. Certes, le paysage s’est quelque peu assombri avec le ralentissement des découvertes médicales après les grands succès de la lutte contre les maladies infectieuses, le développement des maladies chroniques, des affections de longue durée, des difficultés spécifiques liées au grand âge… mais, dans l’ensemble, les résultats restent spectaculaires.
Parallèlement à ce mouvement, l’amélioration de l’état de santé général de la population a toujours également reposé sur des efforts de prévention. Ceux-ci ont pu passer par des campagnes de vaccination ou encore par des interdictions réglementaires (par exemple l’interdiction de la consommation de certains biens par les mineurs). Mais ils ont aussi sollicité la responsabilité individuelle. Depuis les tout débuts de la tradition hygiéniste, l’accent a ainsi toujours été mis sur l’éducation aux gestes de santé et aux comportements responsables, au prix parfois d’une grande normativité.
Plus récemment, l’éducation aux bonnes pratiques s’est développée en matière alimentaire pour freiner la progression des maladies cardiovasculaires, du diabète ou de l’obésité. Ces politiques reposent largement sur l’idéal – souvent théorique – d’un consommateur rationnel et autodéterminé mais elles créent aussi de nouvelles attentes vis-à-vis des acteurs de santé : mieux informés, plus actifs, les patients revendiquent des droits et demandent des comptes.
La santé environnementale, c’est-à-dire ce vaste champ d’études qui explore les effets du contexte de vie des individus sur leur santé, qu’il s’agisse de leur environnement écologique et domestique, de leur alimentation ou encore de leurs conditions de travail, fait émerger un troisième paradigme de santé publique caractérisé notamment par des risques qui ne peuvent plus être simplement jugulés par de « bons comportements » individuels, ni entièrement conjurés par la puissance thérapeutique de la médecine.
Naturellement, ce troisième champ n’écrase pas les deux précédents : il s’y ajoute. Il est évident qu’il faut continuer à soigner et à investir à la fois dans le progrès thérapeutique et dans l’accès aux soins. Et il n’est pas moins évident qu’il faut encore et toujours éduquer les populations aux bons comportements, même si la culpabilisation s’est souvent révélée une stratégie de courte vue. Mais il faut aussi désormais tenir le plus grand compte des risques sanitaires face auxquels l’action thérapeutique et l’exigence individuelle sont d’un faible secours, et dont la présence dans la conscience collective grandit à mesure que nos connaissances progressent.
Le bon comportement n’est plus seulement celui qui protège du mal, mais celui qui évite de mal faire et de faire mal, par exemple en utilisant sa voiture lorsqu’on n’en a pas besoin
Ce nouveau monde de la santé appelle surtout de nouveaux modes d’action. La prophylaxie en matière de santé environnementale doit en effet s’appuyer sur des arbitrages qui dépassent largement le colloque singulier du médecin et du patient et qui excèdent également le tête-à-tête de l’Etat éducateur avec un individu supposé rationnel et responsable. On ne se protègera efficacement contre la pollution de l’air aux particules fines ni en avalant des médicaments, ni même en enfilant un masque antipollution comme le font quotidiennement les résidents de Pékin. On ne pourra régler ce problème qu’en ouvrant la discussion avec les collectivités territoriales, les industriels (du transport, notamment) et les épidémiologistes. Idem pour les perturbateurs endocriniens et bien d’autres risques sanitaires émergents.
L’individu n’est pas tenu en lisière de ces nouvelles controverses de santé publique. Il y est au contraire invité à plusieurs titres : non seulement comme patient potentiel, mais aussi comme citoyen pour donner son avis ou pour alerter, et, le cas échéant, comme agent actif des difficultés qu’il s’agit de résoudre. Le bon comportement n’est plus seulement celui qui protège du mal, mais celui qui évite de mal faire et de faire mal, par exemple en utilisant sa voiture lorsqu’on n’en a pas besoin.
En somme, la santé environnementale redistribue assez largement les rôles et les places du débat démocratique sur la santé en exigeant que les enjeux en soient inscrits dans un cadre délibératif plus large et souvent plus systémique. Qu’on en juge un instant à la lumière des enjeux de la transition alimentaire en cours de discussion dans le cadre des Etats généraux de l’alimentation. La plupart des autorités sanitaires, des épidémiologistes, des nutritionnistes et des spécialistes du climat et de l’environnement sont d’accord pour le dire : il faut faire évoluer nos habitudes de consommation vers un régime alimentaire moins carné. Une telle évolution serait en effet le gage d’une amélioration de la santé collective et de moindres dégâts environnementaux (notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre).
Mais cette ambition prend à revers des décennies de productivisme agricole et de développement de l’élevage intensif. Il est inutile d’imaginer progresser dans cette direction si l’on ne trouve pas un chemin de viabilité pour les éleveurs de notre pays, lesquels sont déjà soumis à très rude épreuve. La préoccupation pour la santé environnementale débouche ici sur une réflexion à long terme sur l’avenir de notre modèle agricole…
D’autres exemples, dans les domaines du logement ou de la mobilité, conduiraient à la même conclusion : la santé environnementale fait peu à peu entrer les politiques de santé publique dans un champ d’interactions extrêmement vaste et convoque sur le forum démocratique une très grande diversité d’acteurs.