Publié le 23 mai 2022

De la République Coopérative … à la République de l’Economie sociale et solidaire – Hommage à Charles Gide (1847 – 1932)

Le 12 mars 1932, il y a 90 ans, Charles Gide finissait sa vie de géant méconnu. Géant, puisqu’il figure au rang des précurseurs d’une conception de l’économie qui démontre aujourd’hui plus que jamais sa modernité. Méconnu, car il faut bien constater que, en dépit de son apport fondamental à la théorisation de l’économie sociale et à la promotion du coopérativisme, le capitalisme sous ses différents avatars l’a emporté dans bien des domaines – mais aussi dans bien des esprits.

Humaniser l’économie politique

Il y a un siècle, le capitalisme se cherchait encore après avoir largement causé le premier conflit de masse du siècle. Le socialisme prospérait bien que sérieusement bousculé par sa variante communiste. Notre pays vivait un véritable foisonnement intellectuel, touchant la plupart des activités humaines, entretenu par un vent de liberté que faisait souffler une République encore jeune.

Charles Gide participait de ce foisonnement. Dirigeant historique du mouvement coopératif français, théoricien de l’économie sociale, président du mouvement du christianisme social, fondateur de l’École de Nîmes, professeur d’économie sociale à Bordeaux, membre de la Ligue des droits de l’homme… Ses influences sont connues et diverses : ses origines protestantes, son intérêt pour les socialistes utopiques dont Charles Fourier, sa rencontre avec les coopératives ou même avec des associations dont l’une portait le titre prometteur et très explicite au regard de ses travaux futurs : « La Paix par le Droit ».

Ces influences amènent Gide à consacrer une monumentale énergie à penser les institutions idéales et nécessaires du progrès social. Il figure en cela au rang des penseurs du « solidarisme », avec Léon Bourgeois, prônant un réformisme équilibré entre l’intervention régulatrice de la puissance publique, et la dynamique d’innovation citoyenne des acteurs au service de « solidarités réfléchies », complémentaires des solidarités naturelles.

« La République coopérative »

C’est au tournant du 19ème siècle que Gide rejoint le mouvement coopératif et lui donne une doctrine par ses nombreux écrits, dont le célèbre rapport qu’il rédige pour le pavillon de l’économie sociale dans le cadre de l’exposition universelle de 1900 à Paris. Cette somme imposante de livres, de cours et d’articles annonce une « République coopérative » qui permettra d’incarner concrètement une autre voie de progrès, différente de celles proposées par un libéralisme sans frein et moteur d’injustices, ou par le collectivisme marxiste porté par la révolution sociale.

Avec Gide, la coopération est un instrument aux mains des acteurs de la société de régulation non-étatique de l’économie et de transformation des rapports sociaux. Que ce soit par leur état d’esprit ou les principes d’actions qui les constituent, et donc la spécificité de l’organisation entrepreneuriale, elles sont fondamentalement a-capitaliste puisque le capital y est perçu comme un moyen et non comme une finalité. Il précise dans son « Manifeste coopératif » que les sociétés coopératives n’excluent par le capital, elles l’appellent même, mais « elles se refusent à lui reconnaître le droit de commander et de s’attribuer les profits de l’entreprise sous prétexte qu’il les aurait créés ».

Et aujourd’hui ?

Robert Boyer, le grand économiste de l’école de la régulation, décrit combien le capitalisme est sorti non pas affaibli mais divisé de la crise pandémique, entre celui qui prospère à l’ombre des régimes autoritaires et qui a besoin des Etats pour survivre et faire accepter sa brutalité, et d’autre part un capitalisme (celui des GAFAM), qui ne s’épanouit dans son seul intérêt qu’en s’affranchissant de la régulation des Etats.

Entre les deux, une zone de clair-obscur qui frappe notamment les vieux régimes démocratiques, libéraux et occidentaux. La sortie de crise aurait pu être l’occasion de transformer notre modèle pour le rendre cohérent avec les constats globalement partagés, mais le retour de la régulation d’Etat n’a eu pour conséquence que la congélation de nos économies lorsqu’il aurait sans doute fallu imaginer les voies et moyens de leur transformation soutenable.

Parmi les leviers dont nous disposons, la capacité à organiser et à favoriser la coopération entre acteurs économiques et entre citoyens pour construire un monde plus soutenable, est sans doute un moyen incontournable. A condition de mutualiser nos forces et de faire à nouveau du coopérativisme un modèle digne de considération et de soutien.

Nos raisons d’agir pour une République sociale et solidaire

Lorsque nous avons lancé avec ESS France, au printemps 2020, l’initiative dénommée « République de l’ESS », il y avait un clin d’œil autant qu’un hommage appuyé à cette « République coopérative ». Dans notre esprit, il s’agissait de promouvoir une ESS conquérante, capable d’explorer des terrains nouveaux pour elle, d’entreprendre des choses plus grandes qu’elle, de construire de nouvelles alliances de l’intérêt général entre acteurs de l’ESS ainsi qu’avec l’Etat et les collectivités territoriales. Il s’agissait aussi de rappeler que l’ESS fait partie intégrante de notre modèle républicain et qu’elle tient une place incontournable dans la mise en œuvre du contrat social.

Il n’est pas superflu d’estimer aujourd’hui que la pensée de Charles Gide est d’une grande modernité, même dans un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qui a vu s’épanouir la pensée claire d’un humaniste qui n’a jamais renoncé à faire de l’économie une science avant tout morale et politique. Cette pensée est à la disposition de celles et ceux qui veulent agir pour rendre possible une autre organisation de nos activités économiques. Une autre économie, dans laquelle ce n’est pas l’argent qui commande tout, et qui favorisera l’équilibre de notre société et de nos territoires, ainsi que la préservation des ressources naturelles nécessaires à la survie de l’humanité.

Une pensée résolument moderne et libre. Il s’agit sans doute de la plus belle des postérités.