Publié le 30 mai 2018

Portabilité des droits sociaux : une bonne idée, sous conditions

Pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), « on peut considérer comme souhaitable l’universalisation de la portabilité des droits » sociaux. Sous certaines conditions : évaluer les effets de cette réforme sur le marché du travail, améliorer la qualité de l’information, instaurer un ticket complémentaire santé entre l’entreprise et le salarié.

1. La régulation de notre système de santé souffre de sa dépendance aux mécanismes d’obligations collectives dans une société marquée par l’affirmation d’un individualisme libéral

L’accord national interprofessionnel (ANI) sur la modernisation du marché du travail de 2008 a mis en place le maintien des garanties santé et prévoyance d’entreprise en faveur des salariés ayant vu rompu leur contrat de travail [1]. Par ailleurs, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi est venue intégrer cette obligation dans le code de la Sécurité sociale et en augmenter la portée [2]. L’article L911-8 du Code de la Sécurité sociale [3] a ainsi fait évoluer le dispositif de maintien de garanties santé et prévoyance par l’extension de la durée maximale (délai rallongé de 9 à 12 mois) et la généralisation du système de mutualisation. Depuis le 1er juin 2014, pour la santé, et à compter du 1er juin 2015, pour la prévoyance, l’article L911-8 du Code de la Sécurité sociale est applicable à tous les employeurs, y compris ceux qui jusque-là n’entraient pas dans le champ de l’ANI de 2008.

Aujourd’hui, la question de la portabilité des droits se pose uniquement parce que l’on a rendu obligatoires les complémentaires santé en entreprise. Or, bien que décidée, cette obligation d’adhésion pose une série de problèmes qu’il importe de relever. En effet, depuis le 1er janvier 2016, tous les salariés doivent disposer d’une couverture collective obligatoire (« mutuelle entreprise ») en matière de remboursements complémentaires de frais de santé (loi du 14 juin 2013). Ceux qui bénéficiaient déjà d’une complémentaire santé ont pu la conserver le temps que leur contrat se termine, mais ont dû ensuite souscrire à celle de l’entreprise.

L’employeur souscrit un contrat auprès d’un assureur et doit participer au minimum pour moitié du montant des cotisations, le salarié payant le reste. Les garanties minimales dues sont « l’intégralité du ticket modérateur à la charge des assurés sur les consultations, actes et prestations remboursables par l’assurance maladie obligatoire ; le forfait journalier hospitalier ; les dépenses de frais dentaires, à hauteur de 125% du tarif conventionnel ; les dépenses de frais d’optique, sur la base d’un forfait par période de deux ans, avec 100 euros minimum pour les corrections simples, 150 euros minimum pour une correction mixte simple et complexe, 200 euros minimum pour les corrections complexes [4] ».

Si le salarié perd son travail (hors motif de faute lourde), il continue à bénéficier de la mutuelle dès la date de cessation de son contrat de travail et pendant une durée égale à la période d’indemnisation du chômage, dans la limite de son dernier contrat de travail ou des derniers contrats de travail lorsqu’ils sont consécutifs chez le même employeur. Ainsi, si le salarié a travaillé entre deux et trois mois dans l’entreprise, il bénéficiera de la « mutuelle entreprise » pendant deux mois. La durée du maintien des droits est de douze mois maximum. À l’issue du dispositif de portabilité, l’organisme assureur adresse au salarié une proposition de maintien de la mutuelle à titre individuel, dont la cotisation sera entièrement à sa charge. Il en va de même pour un salarié qui part à la retraite. Enfin, dans certains cas, le salarié est en droit de demander, par écrit, une dispense d’adhésion à la complémentaire santé collective de l’entreprise s’il dispose déjà une couverture complémentaire (mutuelle individuelle, couverture maladie universelle complémentaire ou CMU-C, aide au paiement d’une complémentaire santé ou ACS) – cependant il devra souscrire à la complémentaire de l’entreprise dès que son contrat individuel sera terminé – ; s’il dispose déjà d’une couverture collective (notamment en tant qu’ayant droit) ; s’il est en contrat à durée déterminée (CDD) de moins d’un an ; s’il est à temps très partiel ou s’il est apprenti et que la cotisation représente 10% ou plus de son salaire.

 

2. Le risque d’un contentieux sociétal croissant

Les complémentaires santé n’ont pas vocation à constituer une simple extension de la protection sociale ; elles ne doivent pas se concentrer exclusivement sur un modèle de solidarité car ce sont des organismes privés. Cela peut finalement s’apparenter à un processus d’étatisation de ce secteur. Si les logiques économiques auxquelles se trouvent soumises les complémentaires santé se rapprochent de celles de l’assurance obligatoire, les complémentaires santé deviendront moins aptes à compenser les défauts de l’assurance obligatoire.

Nos sociétés sont bouleversées par un processus d’individualisation qu’il serait plus judicieux d’accompagner que de chercher (vainement) à contrarier. Ce processus d’individualisation est celui par lequel les membres de la société accèdent à une autonomie croissante ou manifestent une aspiration croissante pour y parvenir.

On peut citer trois exemples qui illustrent ce phénomène :

  • le processus a littéralement bouleversé le rapport entre les femmes et les hommes, via la systématisation de l’entrée des femmes dans le monde du travail ou, dans le prolongement, la promotion de l’égalité des droits, de l’accès à la maîtrise de la procréation par la contraception puis du droit à l’avortement, de la féminisation de la politique en général et des fonctions électives en particulier) ;
  • La révolution de la famille au cours du dernier demi-siècle est moins le fait de la loi que le résultat de l’initiative des individus eux-mêmes. Ce sont bien les individus qui ont destitué la forme dominante du couple hétérosexuel, marié, avec enfants.
  • Enfin, l’évolution actuelle du travail procède de ce même mouvement d’individualisation que l’on peut lire dans la diversification des statuts : le temps partiel choisi, l’autoentrepreneuriat ou encore l’ « ubérisation » de l’activité  illustrent la continuation de ce processus d’individualisation.

Si l’individualisation de nos sociétés relève d’un puissant mouvement de civilisation, hypothèse que nous retiendrons, ce processus doit être compris comme l’expression des aspirations profondes de sociétés où l’on souhaite combiner le fait social et le fait individuel, conserver la sécurité et la solidarité en accédant aussi désormais à l’autonomie. Dans certaines conditions, l’évolution de la complémentaire pourrait donc se révéler inadaptée, voire contraire aux mutations économiques, sociales et culturelles manifestement en cours.

 

3. Il serait périlleux d’opposer solidarité et liberté

Ce nouveau système conduit à une situation en contradiction avec ce mouvement de fond. Non seulement le salarié n’a plus le choix de souscrire ou non à une complémentaire santé, mais il n’a désormais plus le choix de choisir le contrat puisqu’il est contraint d’accepter celui de l’entreprise.

Les préférences des salariés en termes de complémentaires santé divergent selon leur situation et leurs préférences. Par exemple, les salariés ayant un ou plusieurs enfants à charge peuvent rechercher une couverture complète de la famille, alors que les salariés sans enfants souhaitent n’assurer que leur propre personne, voire leur conjoint. Les salariés âgés peuvent privilégier les couvertures haut de gamme, quand les jeunes peuvent se contenter d’une couverture basique. Les salariés à haut revenu peuvent volontiers investir dans leur complémentaire, quand les salariés à faibles revenus y seront réticents. Le financement de la complémentaire est d’autant plus pesant dans la rémunération des salariés que leurs revenus sont faibles, ce qui le distingue de celui de l’assurance obligatoire qui s’effectue suivant un montant proportionnel au salaire.

Avant 2016, 95 % des personnes étaient déjà couvertes par une complémentaire santé, via l’entreprise ou individuellement. Les salariés détenteurs d’un contrat individuel avant la réforme se retrouvent donc pour beaucoup avec un contrat collectif équivalent, peut-être moins adapté, voire inadapté. La portabilité conduit donc à passer d’un système qui, de fait, permettait d’atteindre l’universalité dans l’exercice du choix personnel à un système qui y conduit également mais en privant l’individu de sa liberté de choisir. De plus, pour promouvoir l’accès à une complémentaire santé pour tous, l’État a déployé la CMU et l’ACS. La CMU garantit une protection de qualité aux personnes aux plus bas revenus. L’ACS garantit un accès à moindre coût à une complémentaire pour les personnes dotées d’un faible revenu, bien que supérieur au seuil donnant accès à la CMU. S’il est vrai que le taux de recours à l’ACS était insuffisant (les personnes concernées étant mal informées), ne fallait-il pas essayer d’améliorer le fonctionnement de ces aides, en modernisant par exemple l’ACS, plutôt que de rendre les complémentaires santé obligatoires ? Ces deux aides auraient dû suffire à garantir un accès à une complémentaire pour tous.

Par ailleurs, le mode de financement se fait par mutualisation. Quand l’individu quitte l’entreprise, il continue à être protégé par la complémentaire de l’entreprise sans cotiser. Ce sont les salariés de l’entreprise qui paient pour lui. Pour une entreprise de cinquante personnes qui « perd » un salarié, l’impact est mineur car le financement se répartit sur cinquante contributeurs, mais pour une entreprise de cinq salariés, le poids financier est plus important. Or, en France, un salarié sur cinq travaille dans une entreprise de moins de dix salariés.

 

Désormais, seule l’entreprise a la liberté de choisir : c’est une régression qui risque de susciter des réactions, voire des résistances.

 

De plus, l’entreprise, selon son secteur d’activité, peut aussi déterminer plus ou moins les orientations de sa couverture (par exemple, pour le BTP, vers des complémentaires qui prennent en compte les accidents du travail). On n’est donc pas encore totalement dans un système universel. L’argument selon lequel l’entreprise est plus forte que l’individu pour peser dans les négociations et obtenir des contrats à bas prix, avec un maximum d’avantages, est souvent avancé. En réalité, il est difficile de comparer car le prix moyen des complémentaires individuelles est impacté à la hausse par les contrats proposés aux personnes âgées, logiquement plus chers.

Il faudrait veiller à la rentabilité des complémentaires santé collectives par comparaison avec les mutuelles individuelles. Alors que l’on assiste aujourd’hui à une généralisation des complémentaires collectives, ces dernières entraînent-elles une augmentation des prix ou une diminution du prix des prestations destinées aux salariés ? La question mérite d’être étudiée. Quoi qu’il en soit, toutes les complémentaires santé des entreprises ne se valent pas. Certaines grandes entreprises auront plus de facilité à négocier une mutuelle collective à bas prix, alors que d’autres devront payer plus (et leurs salariés aussi) pour des avantages moindres. Cela peut conduire in fine à créer des inégalités entre salariés.

Pareillement, la portabilité des droits est inexistante pour certaines catégories comme les fonctionnaires. On peut imaginer que les salariés membres de la fonction publique sont exclus du bénéfice de la portabilité parce qu’ils ne sont pas exposés au risque du chômage. Pour autant, l’exclusion de la portabilité contribue à dissuader les membres de la fonction publique qui souhaiteraient s’engager dans le secteur privé, soit temporairement soit définitivement. Décourager la mobilité de la fonction publique ne constitue pas un résultat d’intérêt général.

De même qu’il existe des ponts entre la fonction publique et le secteur privé, il en existe au sein du secteur privé entre les indépendants et les salariés. Il y a là autant de sources possibles d’injustices entre les parcours des individus. On peut considérer comme souhaitable l’universalisation de la portabilité des droits.

 

4. Pistes de réflexion

a) Evaluer les effets de cette réforme sur le marché du travail

Sont-ils positifs, négatifs ou neutres pour les entreprises ? Sur l’embauche ? Sur le nombre de CDI ? De même, est-ce que le prix de la complémentaire santé individuelle augmente pour les personnes retraitées afin de compenser la baisse des prix des salariés qui passent par ce nouveau système ? Il serait également utile d’évaluer le taux de satisfaction des salariés de cette réforme. Estiment-ils qu’il y a une restriction de choix ? Sont-ils assez informés ? Le système leur semble-t-il transparent ?

b) Améliorer la qualité de l’information

Les complémentaires santé sont les assurances les plus coûteuses pour les ménages et les moins aisées à comprendre, alors que la couverture de l’assurance maladie est elle-même déjà complexe et opaque. Cette opacité rend particulièrement complexe la comparaison des offres entre deux assureurs. Dès lors, la concurrence « qualité/prix » joue difficilement.

c) Instauration d’un ticket complémentaire santé entre l’entreprise et le salarié

Selon le fameux effet cliquet, il est toujours difficile de revenir sur une mesure sociale par rapport à l’opinion publique. Si les entreprises doivent continuer à prendre en charge une partie de la complémentaire santé, la Fondation pour l’innovation politique propose la création d’un ticket complémentaire santé annuel, basé sur le même principe qu’un ticket restaurant. Alors que l’entreprise finance aujourd’hui 50% de la complémentaire, l’État devrait fixer un montant minimal pour le ticket santé de toutes les entreprises.

Cette mesure aurait un triple avantage : elle redonnerait aux salariés la liberté de choisir leur complémentaire santé en fonction de leurs besoins ; elle permettrait de conserver le lien entre l’entreprise et les mutuelles, la première pouvant indiquer à ses salariés que s’ils optent pour telle complémentaire santé, ils bénéficieront d’un certain nombre d’avantages ; elle respecterait le principe de portabilité.

Télécharger l’intégralité de la tribune de la Fondapol au format PDF

 

Dominique Reynié, Mathilde Tchounikine, Katherine Hamilton

 

Notes

[1]. Voir accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail, art. 14 (www.wk-rh.fr/actualites/upload/accord_national_interpro_11012008.pdf).

[2]. Loi no 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027546648).

[3]. Article L911-8 du Code de la Sécurité sociale, créé par la loi no 2013-504 du 14 juin 2013 (www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;j?idArticle=LEGIARTI000027549338&cidTexte=LEGITEXT000006073189).

[4]. « La mutuelle d’entreprise devient obligatoire au 1er janvier 2016 dans le secteur privé », economie.gouv.fr, 15 décembre 2015 (www.economie.gouv.fr/entreprises/mutuelle-entreprise-obligatoire).