Quelle est la place de l’entraide dans nos vies et dans nos sociétés ?

L’époque a le génie des mots, toujours. Elle invente des mots, en exhume, les consacre, néologise parfois. Ressurgit ainsi le vieux mot d’entraide. Sous le signe de la pandémie, des mots jusqu’alors réservés à la nomenclature technique ou administrative ont aussi débarqué dans notre vocabulaire quotidien : soignants, mais aussi aidants. Ils se sont faits lourds de sens. Intéressant que ce dernier soit d’ailleurs au participe présent, qui désigne l’action en train de se faire : un aidant, c’est quelqu’un en train d’aider.  

La notion d’entraide nous pose cette première question : de quel côté est-on ? Aidant ? Ou aidé ? L’entraide est un mot versatile, un mot qu’on peut littéralement changer de sens, car il contient la notion de réciprocité. Je t’aide maintenant, tu m’aideras peut-être un jour, plus tard. Il n’y a pas de contrepartie immédiate, mais sa possibilité existe, la porte n’est pas fermée. La notion d’entraide fait un pari singulier : celui que tout aidé peut devenir aidant, et réciproquement, sans préciser l’échéance ni l’objet de l’aide.  

 L’entraide et le troc ont longtemps été au cœur des échanges humains. Avant l’invention de l’argent, il y a quelques millénaires, sans doute entre 2 et 3000 ans. Car c’est l’argent comme unité d’échange universelle qui a autorisé la sortie de ces modes d’échanges premiers, et permis l’achat de ce qui était auparavant donné, et suspendu au bon vouloir du donneur, à la qualité et réciprocité de l’échange. Alors, le retour de l’entraide ouvre-t-il un espace que la monétisation ne peut couvrir ? 

 Echange de coups de mains, de menus ou grands services, covoiturage gratuit, déménagements entre amis, mais plus encore accueil temporaire de membres de la famille en panne de logement et d’argent, de réfugiés, hébergement du neveu étudiant pour cause de loyers urbains prohibitifs : l’entraide revient et la pandémie n’y est pas pour rien. Elle nous a redit que certaines choses ne pouvaient pas se monnayer, que certains gestes pouvaient avoir lieu alors même que celui ou celle qui en avait besoin n’en avait pas les moyens. C’est la beauté de l’histoire. À bien y réfléchir, si les hôpitaux ont pu apporter à la pandémie une réponse massive c’est en partie grâce à l’entraide que les soignants ont su instaurer ou rétablir entre eux. Pas seulement parce que l’Etat a payé les heures supplémentaires. L’urgence, la nécessité de survie, tendent à réhabiliter le sens de l’entraide et de la solidarité. La pandémie a vu fleurir de belles histoires, désintéressées, généreuses et totalement ouvertes à l’autre.  

L’entraide s’inscrit aussi dans un vaste mouvement sociétal qui vise à éviter le coup de massue des agents économiques et à échapper aux circuits officiels de la valeur, que beaucoup de gens ne peuvent plus emprunter. L’entraide c’est donc un peu la débrouille érigée en valeur cardinale, planche de salut des pauvres et des jeunes qui n’acceptent plus d’être rackettés et broyés par la machine économique. Comment puis-je avoir plus pour moins ? Telle est la motivation première. Elle n’est pas nécessairement altruiste, mais elle se fonde sur une vraie conscience de l’altérité. Conscience que la solution à mes problèmes réside la plupart du temps chez l’autre.   

L’entraide est vouée à prospérer sur le dos de la fracture sociale, des précarités croissantes, de la défiance vis à vis des institutions et du capitalisme. Quand la fortune des 500 français les plus riches a progressé de plus de 30% pendant la crise et de plus de 40% pour la cinquantaine de milliardaires français, que reste-t-il aux autres ? L’entraide.  

L’entraide est facile, simple, fluide, one-to-one, économe en ressources naturelles, locale, citoyenne, responsable. Elle a toutes les qualités pour s’inscrire durablement dans le monde d’après.  C’est par ces qualités qu’elle peut aussi conquérir les entreprises et les riches, dont certains feraient des aidants formidables, avant d’être un jour, qui sait, aidés.  

Welp, Allo voisins, Stootie, Consoglobe, yakasaider, l’entraide n’est pas restée au néolithique, elle a trouvé dans le digital un levier puissant : celui de la mise en relation. Car il n’y a pas d’entraide sans relation. Pour fonctionner à grande échelle, il faut qu’elle soit à même d’apporter une garantie d’assistance et de secours à chacun (universalité), et de retour sur le long terme (réciprocité). Ce sera un défi pour l’entraide, par nature informelle, de se structurer, de déployer sa toile, ses filets, en ces temps d’incertitude, mais l’entraide d’aujourd’hui compte bien s’emparer des moyens d’aujourd’hui.