Publié le 11 février 2022

Faut-il créer un droit à la garde d’enfants ?

A 26 ans, Suzana habite un petit deux-pièces dans le 18e arrondissement de Paris avec son mari et ses deux petites filles. Elle n’a jamais gagné plus que le SMIC mais a apprécié son dernier emploi dans la restauration. Aujourd’hui, elle rêverait de retravailler : elle n’aime pas rester à la maison à rien faire et veut bouger, sortir, être active. Mais la mairie a rejeté sa demande de place en crèche. On lui a dit qu’elle avait très peu de chances, les parents qui travaillent étant prioritaires. Suzana s’en désole : comment chercher un emploi quand on doit garder son bébé ! A cela s’ajoute une autre inquiétude : son aînée parle très peu à 4 ans, beaucoup moins que les autres enfants de l’école maternelle, au point qu’elle envisage d’aller voir une orthophoniste. Elle voudrait éviter que la cadette ait un tel problème, mais celle-ci passe beaucoup de temps devant la télévision. Et dans leur très petit logement, il est difficile de lui proposer des jeux plus favorables à son éveil.

L’histoire de Suzana illustre les deux échecs de notre politique de la petite enfance :

  • Malgré le fort développement des crèches depuis 30 ans, les jeunes mères ont du mal à reprendre le travail. Trouver la bonne solution de garde pour son bébé reste un parcours d’obstacles, singulièrement pour les parents les moins aisés : 5% seulement d’entre eux arrivent à trouver une place en crèche à temps plein[1]. Dans la quasi-totalité de ces familles à faible revenu, l’enfant reste gardé à la maison jusqu’à ses 3 ans : une grande frustration pour ces jeunes parents et un énorme gâchis de compétences.
  • Les enseignants des écoles primaires observent une faiblesse inquiétante du niveau des enfants en français et en mathématiques. En mathématiques, les élèves français de CM1 ont le niveau le plus faible des pays européens, à égalité avec la Roumanie[2]. En lecture, le niveau de nos écoliers a baissé par rapport aux années 2000 et nous sommes dans le dernier tiers des pays de l’OCDE[3]. Or, un environnement plus riche et favorable à l’éveil des bébés (à la maison et dans les crèches) serait la meilleure solution pour éviter ces difficultés, comme l’explique James Heckman[4],Prix Nobel d’économie. Nous en sommes encore loin : les orthophonistes sonnent l’alerte sur l’ampleur des retards de langage observés chez les enfants de maternelle, dans un contexte où les bébés sont de plus en plus exposés aux écrans.

 

Retour sur le plan pour les « 1 000 premiers jours » de l’enfant lancé en 2020

En lançant un plan pour les « 1000 premiers jours de l’enfant » en 2020, Emmanuel Macron affichait une grande ambition : pour la première fois, un président de la République mettait au premier plan l’objectif d’éveil des très jeunes enfants. Le doublement de la durée du congé de paternité était ainsi justifié par une double finalité : réduire l’isolement des jeunes mères et renforcer le lien d’attachement des bébés avec leur père. Centrées sur l’information et l’accompagnement des parents, les autres mesures de ce plan entrent tout juste en application. Mais pour ce qui concerne les crèches, on sait déjà que le bilan de ce quinquennat est très décevant : alors que le Gouvernement ambitionnait de créer 30 000 nouvelles places de crèche en cinq ans, cet objectif ne devrait être atteint qu’à moitié[5]. Cette croissance est faible et on peut craindre qu’elle ait très peu profité aux familles les moins aisées[6]. Dans le même temps les places offertes par les assistantes maternelles décroissent fortement[7]. Au total, les différents modes de garde permettent aujourd’hui d’accueillir 60% des enfants de 0 à 3 ans : cette capacité d’accueil n’a que faiblement progressé depuis 2017.

 

Vers la création d’un droit à la garde d’enfant ?

Dans un discours prononcé début janvier, Emmanuel Macron a reconnu ce bilan très mitigé concernant les crèches et l’offre d’accueil pour les 0-3 ans, évoquant « un système à bout de souffle ». Il a aussi esquissé une solution : créer un droit à la garde d’enfant, c’est-à-dire « un mode d’accueil individuel ou collectif accessible pour tous les parents, avec une indemnisation en cas d’absence de solution ». L’idée de garantir une solution à chacun est intéressante : cela consacrerait le caractère essentiel de ce service public. De fait, l’absence de responsable en dernier ressort est un des problèmes de notre système : la responsabilité est éclatée entre des acteurs locaux (les communes, qui gèrent les deux-tiers des crèches, mais n’ont aucune obligation à fournir des places) et un acteur national (le réseau des Caisses d’allocations familiales -CAF, qui assure le financement du dispositif, mais pas sa gestion).

Cette annonce reste malheureusement très floue. Qui portera la responsabilité de la mise en œuvre de cette solution : les CAF (c’est-à-dire in fine l’Etat), ou les communes ? Emmanuel Macron penche pour la première option, sans le dire encore : il lui faudrait plusieurs années pour concevoir, arbitrer et mettre en œuvre une telle réorganisation.

Pour rendre effectif ce nouveau droit, le plus important restera de fixer un objectif clair de création de places et de lui attribuer des moyens : dans une note publiée par Terra Nova en octobre dernier[8], nous recommandions de créer 200 000 nouvelles places de crèches en 10 ans, soit un effort budgétaire d’environ un milliard de plus par an sur le prochain quinquennat[9].

A son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron avait choisi de ralentir l’effort d’investissement en faveur des crèches en fixant un objectif de 30 000 créations de place (soit deux fois moins que l’objectif atteint entre 2012 et 2017).

La réussite d’un tel chantier nécessitera également de rémunérer beaucoup mieux les salariés des crèches. Tous les gestionnaires de crèches le disent : la pénurie de puéricultrices ou d’éducatrices de jeunes enfants est déjà considérable ; comment imaginer ouvrir plus de crèches sans revaloriser fortement ces métiers ? Le prochain président de la République devrait augmenter de 10% les salaires dans ce secteur et ce, dès son arrivée, afin de créer un fort élan pour la petite enfance. Souhaitons que les deux prochains mois soient l’occasion de dissiper ce flou !

 


Florent de Bodman, cofondateur de l’association 1001mots, auteur de l’essai A portée de mots (Editions Autrement, septembre 2021)

 

[1] Enquête « Modes de garde » 2013 de la DREES (ministère des Affaires sociales)

[2] Enquête TIMSS (“Trends in International Mathematics and Science Study”) publiée en décembre 2020 par le TIMSS & PIRLS International Study Center

[3] Enquête PIRLS (« Programme international de recherche en lecture scolaire ») publiée en décembre 2017 par le TIMSS & PIRLS International Study Center

[4] Jorge Luis García, James J. Heckman, et al., “The Life-cycle Benefits of an Influential Early Childhood Program”, NBER Working paper, décembre 2016.

[5] Il y avait 450 000 places de crèches en 2017 : le Gouvernement visait donc une hausse de +7% en 5 ans .

[6] La hausse du nombre de places en crèche a été tirée principalement par les ouvertures de micro-crèches financées sous le régime du complément mode de garde (CMG) : le reste-à-charge que doit payer la famille est élevé dans ces micro-crèches, ce qui les rend donc peu accessibles aux plus modestes.

[7] Cf. le rapport annuel 2021 de l’Observatoire national de la petite enfance, publié en janvier 2022.

[8] « Petite enfance : que devrait faire le prochain président de la République ? », Note de Terra Nova, octobre 2021

[9] Florent de Bodman, « Petite enfance : que devrait faire le prochain président de la République ? », Note de Terra Nova, octobre 2021, page 14