Publié le 1 décembre 2016

Franchir la vallée de la défiance

La confiance n’est pas une dimension parmi d’autres de la santé. Elle en est l’ingrédient essentiel. Lorsqu’un patient franchit la porte d’un hôpital, il a appris à « faire confiance ». Confiance dans les professionnels et confiance dans l’institution.

La confiance n’est pas une dimension parmi d’autres de la santé. Elle en est l’ingrédient essentiel. Lorsqu’un patient franchit la porte d’un hôpital, il a appris à « faire confiance ».

Confiance dans les professionnels et confiance dans l’institution. Cette confiance est le point de départ de tout ce qui suit. Elle est le premier élément de la qualité des soins. Une expérience réalisée à l’hôpital universitaire de Princeton a comparé deux formats de chambres hospitalières, dont l’une avait été conçue avec des designers pour mettre en confiance les patients. Dans ces chambres, l’expérience a montré que les patients consomment 30% de médicaments anti-douleurs de moins, qu’ils avaient une durée de séjour plus faible, que le taux d’accidents s’est réduit. Les bienfaits de la confiance agissent en cascade (cascading effect) sur la santé.

Lorsqu’il passe de l’individuel au collectif, le lien entre confiance et santé est devenu fragile. La suspicion contemporaine pour les vaccins en est l’illustration dramatique. Elle est particulièrement forte dans notre pays, où un français sur trois ne fait plus confiance aux vaccins. Ils n’étaient que un sur dix il y a trente ans. Troublant, cette suspicion est plus forte auprès de ceux qui ont le plus haut niveau d’éducation. Plus troublant encore, cette suspicion gagne un nombre significatif de professionnels de santé.

 

Pour les personnes qui ne sont pas expertes, tout supplément d’information est d’abord générateur de stress et donc de perte de confiance.

 

Peu à peu nous prenons conscience qu’une relation positive s’est installée entre le niveau d’information des citoyens sur les problèmes de santé et leur niveau de défiance. Plusieurs études montrent des liens entre le niveau d’exposition des français à un sujet – les OGM, le nucléaire – et leur niveau de défiance. Plus exactement, cette relation a la forme d’une vallée : pour les personnes qui ne sont pas expertes, tout supplément d’information est d’abord générateur de stress et donc de perte de confiance. Ce n’est qu’après avoir franchi un niveau d’expertise qu’une information positive charrie à nouveau de la confiance. Prendre conscience de la vallée de la défiance nous fait voir la démocratie sanitaire sous un autre jour pour au moins trois raisons.

La première est que la vallée contrecarre nos bonnes intentions pédagogiques, celles qui misent sur la culture scientifique pour ramener de la sérénité dans la démocratie sanitaire. Faire ingurgiter à tous les citoyens une grande potion scientifique est sans doute nécessaire en soi, mais pas pour prendre de meilleures décisions en santé. Au Danemark, une parade a été trouvée à ce problème. A partir du milieu des années 1980, le Haut Conseil de la technologie (Danish Board of Technology) a organisé une série de « conférences citoyennes » qui ont permis d’impliquer des panels de citoyens au sein d’exercices scientifiques codifiés (les conférences de consensus). Ces conférences inspirent aujourd’hui la concertation citoyenne sur les vaccins engagées en septembre dernier. Ne nous trompons pas de logique : l’enjeu n’est plus ici de faire de la pédagogie, mais bien de faire monter le citoyen à bord de la rationalité scientifique en marche.

La vallée de la défiance nous fait également prendre conscience de la nécessité pour les scientifiques de s’auto-censurer chaque fois qu’il s’agit de faire connaître au public leurs travaux. Leur comportement est rationnel. Qui souhaite organiser une délibération honnête sur un problème de santé émergeant et complexe, sait qu’il va d’abord créer une période de trouble autour de son sujet. Informer a pour premier effet de faire naître le doute. Le chemin passé à travers la vallée sera long, parfois interminable.

C’est un double enjeu pour les responsables politiques, qui sollicite un savoir-faire très spécifique : d’abord savoir préserver les scientifiques en question et les soutenir, mais aussi savoir que prendre la parole pour présenter une balance de risques, même si elle est positive, est souvent la meilleure façon de donner de la crédibilité et de l’audience à ceux qui écrasent cette balance du poids de l’ignorance. Les sujets s’accumulent ainsi, pourtant essentiels à notre devenir collectif, et dont nous avons renoncé à parler : le nouveau génie génétique, la place de l’intelligence artificielle dans nos prises de décisions, les perturbateurs endocriniens…

Une troisième raison de prendre conscience de la vallée, c’est qu’elle nous montre sous un nouveau jour ce que nous avons pris l’habitude de regrouper sous le terme de « société de défiance ». Il y a une certaine paresse dans ce mot, au point d’oublier que la société hyper-technique qui est la nôtre est elle-même une société de l’hyper-confiance. Elle multiplie les risques qui sont tous très peu probables, mais de nature très variées. Notre société nous a appris qu’une fois que la technique est dans notre quotidien, qu’elle nous a apprivoisés, nous devons lâcher prise. Faut-il accroître la puissance de notre Wifi à domicile, au risque de s’exposer au risque des ondes électromagnétiques ? Ces dilemmes multiples qui ont pris place dans notre quotidien, forment un lit qui éloigne de plus en plus le citoyen de l’action publique. Et parfois – comme sur les vaccins –, la confiance se fissure sans rationalité apparente et le citoyen demande à reprendre violemment le pouvoir.

 

Soumettre le progrès technique aux exigences de la démocratie n’est jamais gratuit sur le plan scientifique.

 

La démocratie est, jusqu’à nouvel ordre, faite de décisions qui se prennent en « fond de vallée ». Cela veut dire que soumettre le progrès technique aux exigences de la démocratie n’est jamais gratuit sur le plan scientifique. Il y a un prix à payer pour que les découvertes que nous faisons soient véritablement appropriées, pour que les citoyens aient le sentiment d’avoir eu leur mot à dire, pour que le progrès se construise avec eux.

Pour réduire ce prix à payer, je propose la création d’une Assemblée de citoyens. Cette assemblée serait constituée de cent citoyens tirés au sort parmi une liste de volontaires pour une durée de cinq ans non renouvelable. Elle aurait la responsabilité d’établir des consensus sur les enjeux contemporains des techniques. Elle débattrait des rapports qui lui sont soumis par des institutions expertes, selon un programme de travail défini chaque année. Ces institutions pourraient être notamment l’Académie des Sciences, l’Académie des sciences morales et politiques, l’académie de Médecine, France Stratégie, le Comité national consultatif d’éthique, la Commission nationale information et liberté, le Conseil national du numérique, le Conseil national de l’industrie et de l’Observatoire du développement durable.

L’Assemblée citoyenne n’aurait pas de compétence législative. Elle serait chargée d’organiser chaque année un petit nombre (une dizaine) de conférence de consensus, sur les sujets dont elle serait saisie par les citoyens. Cette Assemblée aurait une responsabilité toute particulière, celle de préparer, à la fin de chaque quinquennat, un ou deux projets à référendum, qui auraient lieu au moment de l’élection présidentielle, et devraient être prioritairement orientés sur les conditions de réappropriation du progrès technique.

 

Etienne Grass est haut fonctionnaire. Il est l’auteur de Génération Réenchantée (Calmann Levy)