Publié le 11 mars 2022

Santé mentale : abécédaire de l’innovation

Aujourd’hui au cœur de toutes les attentions, la santé mentale couvre un vaste champ d’actions allant de la promotion du bien-être à la prise en charge des troubles sévères et chroniques. Face à l’explosion des besoins pendant la pandémie de Covid-19 (l’OMS note une augmentation de 25% des troubles dépressifs et anxieux) et face à la crise que traverse la psychiatrie française, quel rôle l’innovation peut-elle jouer pour relever les défis de la prévention et du soin ?

 

Ré-enchanter la psychiatrie

La santé mentale a longtemps été abordée sous le seul prisme de la psychiatrie, faisant porter à cette dernière la responsabilité de la prise en charge de l’ensemble des troubles de la santé mentale.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Et quelle est la nature des défis à relever ?

Les troubles de la santé mentale sont hétérogènes, complexes et multifactoriels.

Dépressions, troubles anxieux et addictions constituent le gros du cortège, touchant près de 20% de la population chaque année. Les schizophrénies, les troubles bipolaires, ou encore l’anorexie mentale, concernent eux entre 1% et 2% de la population. Globalement, une personne sur trois présentera un trouble de la santé mentale au cours de sa vie. Les jeunes en sont les premières victimes (le pic d’apparition se situe dans la tranche d’âge des 15-25 ans) et connaissent, pour certains, des parcours de soin et des parcours de vie précocement entravés.

Du fait de leur prévalence comme de leurs conséquences individuelles, familiales et sociétales[1], les troubles de la santé mentale constituent un enjeu majeur de santé publique. Leur dépistage et leur diagnostic précoces reste une gageure[2] et le poids de la stigmatisation dont ils font l’objet pèse lourdement (leur méconnaissance et la peur qui les entourent restent des obstacles puissants, tant au recours, qu’à l’adhésion aux soins).

Fragilisée par ces multiples défis, la psychiatrie peine à répondre à l’explosion des besoins. Sous-investissement chronique, pénurie de personnels, inégale répartition territoriale de l’offre de soin, hétérogénéité des pratiques, hospitalo-centrisme et cloisonnements délétères de différents niveaux (ville/hôpital ; somatique/psychiatrique ; sanitaire/social/médico-social) sont au cœur de la déréliction d’un modèle de prise en charge qu’il convient de refonder.

Dans ce contexte, les innovations portées par les acteurs de terrain constituent un ressort pour accompagner les mutations qui s’imposent, parmi lesquelles : sortir du tout psychiatrie, faire de la santé mentale l’affaire de tous et réinventer un modèle de soin dans un sens plus collaboratif, plus inclusif et plus préventif.

Porteuses d’un véritable changement de paradigme, ces innovations se fondent sur des avancées à la fois technologiques, organisationnelles et de pratiques.

 

Les innovations scientifiques

L’avancée des technologies est consubstantielle de nombreuses innovations médicales et la psychiatrie n’y fait pas exception. Ces dernières années ont été marquées par des découvertes scientifiques importantes, soutenues notamment par les progrès de la biologie moléculaire, de l’imagerie médicale, ou encore de l’intelligence artificielle.

Si ces découvertes n’ont pas encore d’application en pratique clinique, elles permettent toutefois d’envisager le passage d’une médecine encore largement empirique à une médecine dite des « 4P », à la fois prédictive, préventive, personnalisée et participative. Autrement dit, elles permettent de passer d’une « médecine du prêt-à-porter » (reposant sur des stratégies thérapeutiques indifférenciées) à une « médecine du sur-mesure » (adaptée à chaque patient et prenant en compte ses préférences).

 

Les innovations dans les pratiques médicales

La place des usagers dans les soins constitue un autre champ important d’innovations et de réinvention des pratiques médicales. Ce changement de paradigme est porté par le mouvement de l’empowerment, qui vise à redonner le pouvoir d’agir au patient et reconnaît son savoir expérientiel. Son credo : récuser toute forme de fatalité et promouvoir le rétablissement de chaque patient.

Une part grandissante d’équipes psychiatriques s’est convertie à de nouvelles pratiques de soins tournées vers le rétablissement. Ces dernières imposent un changement radical des postures médicales et s’appuient sur les outils de la réhabilitation psychosociale, parmi lesquels l’éducation thérapeutique, les équipes mobiles, ou encore les thérapies cognitives et comportementales. L’émergence des médiateurs de santé pairs, dits aussi pairs-aidants, en est une autre illustration et contribue à redessiner les pratiques de soins en intégrant des usagers au sein des équipes médicales.

De même, des travaux de mesure de la qualité des soins par les patients commencent à émerger en psychiatrie. Cette démarche, encadrée au niveau international par le consortium ICHOM, ONG à but non-lucratif, vise à améliorer la qualité des soins comme le bien-être des patients, grâce à la prise en compte de nouveaux indicateurs de mesure, les PROMS (patient reported outcome measures), qui s’intéressent au résultat clinique perçu par le patient, et les PREMS (patient reported experience measures), qui s’intéressent à la façon dont les patients ont vécu une expérience de soin (après une hospitalisation par exemple). Quelques projets de recherche tentent de les implémenter en psychiatrie (le projet PREMIUM et l’étude PaRIS).

 

Les innovations organisationnelles

Au niveau organisationnel, de nouvelles visions s’articulent, promouvant des approches interdisciplinaires et transsectorielles et bousculant les périmètres d’intervention des acteurs traditionnels. Leurs ambitions sont nombreuses : améliorer l’accès et la qualité des soins, et promouvoir une prise en charge globale et intégrée des patients, grâce à des collaborations actives entre le sanitaire, le social et le médico-social.

Ainsi, se développent de nouvelles modalités d’intervention hors les murs.

C’est ce qu’illustrent le développement d’équipes mobiles en prévention des crises ou en géronto-psychiatrie, ainsi que l’émergence de nouveaux métiers s’appuyant sur des délégations de tâches, notamment au sein du personnel infirmier, où la formation d’IPA (infirmier de pratique avancée) est en plein essor.

Ces initiatives constituent un nouveau cap de l’ambulatoire en santé mentale, selon les termes de l’Agence nationale d’Appui à la Performance (ANAP).

 

L’espoir de la e-santé mentale

Enfin, le développement du numérique en santé constitue une autre révolution dans le champ de la santé mentale et de la psychiatrie et mobilise des acteurs académiques comme industriels. Là encore, l’autonomisation accrue de la personne, actrice de ses soins, en est l’un des ressorts principaux.

Les applications de bien-être se situent en amont du besoin déclaré de soin et proposent des outils d’information, d’autoévaluation et d’auto-aide, se voulant non-stigmatisants, peu intrusifs, respectant le rythme des utilisateurs et destinés à faciliter le recours aux soins en cas de besoin.

D’autres solutions, positionnées dans le champ thérapeutique, entendent, quant à elles répondre à l’inégal accès aux soins. Ainsi, la télémédecine a connu un succès fulgurant à la faveur de la pandémie (près de 1 million de consultations par semaine ont été recensées en avril 2020), popularisant ce mode d’accès aux soins qui se veut complémentaire des consultations en présentiel. De même, les applications digitales délivrant des stratégies psychothérapeutiques connaissent un essor important : elles proposent des programmes d’éducation thérapeutique, de thérapies cognitives et comportementales, ou encore testent les apports de la réalité virtuelle dans le traitement de certains troubles psychiatriques.

Les questions de l’évaluation du service rendu, de l’efficacité clinique et de son indication, comme de l’innocuité des services proposés, restent des enjeux prégnants pour nombre des solutions développées.

 

Un défi : le passage à l’échelle

Ce tour d’horizon rend compte des profondes mutations qui traversent le champ de la santé mentale et de la psychiatrie, loin de l’image d’une discipline fossilisée et repliée sur elle-même.

Si ces transformations ne font pas loi, les avancées sont bien réelles. Elles redessinent notre perception de la santé mentale et des causes qui l’altèrent, contribuant ainsi à inventer de nouveaux modèles d’intervention pour prévenir et accompagner la dégradation de la santé mentale des citoyens.

Comme le relevait Michel Laforcade dans son rapport paru en 2016, ces innovations témoignent « de l’engagement et de la faculté d’adaptation des professionnels ». Toutefois, il reste à déplorer que « les meilleures solutions restent souvent confidentielles » ; « l’enjeu consiste à passer d’expériences multiples et souvent probantes à une politique de santé plus homogène ».

Ces dernières années, le gouvernement a encouragé les innovations à travers divers dispositifs, qu’il s’agisse de l’Article 51, du Fonds d’innovation organisationnelle en psychiatrie, ou encore du soutien à la recherche ou du développement du numérique en santé mentale. Il a également fait le pari de l’échelon territorial pour permettre aux acteurs de tous les secteurs de construire des réponses intégrées et « allant vers » le patient.

L’avenir nous dira si ces impulsions, essentielles, suffiront à dessiner une politique publique à même d’assurer l’accès du plus grand nombre aux solutions technologiques et organisationnelles qui auront fait la preuve de leur sûreté, de leur efficacité et de leur soutenabilité.

 

[1] Le poids des maladies mentales dans nos sociétés est lourd et comporte de nombreuses dimensions : les dépenses de soins, les compensations de handicap ou d’invalidité via les prestations sociales et médico-sociales, la perte de productivité et la perte de qualité de vie. En France, une première étude évaluait ces coûts directs et indirects des maladies mentales à 109 milliards d’euros. En 2018, ce fardeau était réévalué à 160 milliards d’euros selon des travaux plus récents. Il est à noter que les troubles psychiatriques constituent le 1er poste de dépenses de l’Assurance maladie.

[2] Ainsi, ce sont près de 50% des personnes présentant un trouble psychique fréquent qui ne sont ni dépistées, ni soignées et le retard au diagnostic peut atteindre 3 à 10 ans selon les troubles, augmentant ainsi le risque de chronicisation.

 

Pour aller plus loin

Consultez les synthèses des travaux du Lab

 


Par Johanna Couvreur, cheffe de projet santé mentale, Institut Montaigne