Opération chirurgicale à l'aide d'un robot
Publié le 1 juin 2023

L’impact de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique sur les pratiques médicales

 

L’ensemble des outils relevant du numérique en santé, dispositifs d’IA et robotique, sont devenus incontournables. Leurs utilisations désormais courantes dans de nombreuses spécialités (notamment chirurgie, oncologie) ont modifié les pratiques médicales. Cette irruption du numérique en santé a des effets très positifs pour les patients et pour les professionnels de santé, mais elle n’est pas sans risques..

 

Intervenants

  • Jean-Emmanuel BIBAULT, Oncologue radiothérapeute à l’Hôpital Européen Georges Pompidou, chercheur à l’INSERM, auteur de 2041, Odyssée de la médecine : Comment l’intelligence artificielle bouleverse la médecine ? (éd. des Equateurs, 2023)
  • Brice GAYET, Professeur de chirurgie viscérale et digestive à l’Institut mutualiste Montsouris / Université de Paris Descartes, chercheur au laboratoire ISIR à Jussieu, président fondateur de Moon Surgical (start-up de robotique chirurgicale)
  • Catherine MARTINEAU-HUYNH, Chief Operating Officer de la start-up Therapanacea, solution numérique d’optimisation de soins en oncologie.

 

Introduction

La Mutualité Française a choisi de consacrer un nouveau cycle du LAB aux interactions entre le numérique et la santé. Notre société est engagée dans une triple transition (écologique, démographique et numérique) dont il importe de mesurer les conséquence économiques, sociales et démocratique. L’ensemble du système de protection, dont les mutuelles, est impacté. Le numérique se développe dans le système de santé français comme dans le reste de l’économie : il convient, tout en encadrant les risques, de créer les conditions de la confiance, pour concourir à l’efficience du système de protection sociale, sans pertes de chances pour les patients. Le recours aux outils numériques, et notamment à l’IA (« Intelligence artificielle », voir ci-après), change d’ores et déjà les capacités médicales, améliore la détection des pathologies et leur traitement et doit permettre d’améliorer les actions de prévention. Mais jusqu’où est-il utile ou nécessaire d’aller ?

L’IA médicale est déjà une réalité au-delà de ce que l’on imagine …

Le terme IA doit être entendu au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire au sens d’intelligence / renseignement. Aujourd’hui, l’IA ne procède plus à partir de règles de décision a priori, mais elle s’appuie sur des algorithmes qui permettent de définir ces règles sur la base de traitements statistiques d’une masse de données. Ces algorithmes ont en outre la capacité d’exécuter des tâches très rapidement, que ce soit en matière de perception (analyse d’images par exemple) que prédiction. Après une première phase de recherche issue de la Seconde Guerre Mondiale (machine « Enigma » d’Alan Turing, mathématicien britannique) l’IA s’est développée au cours des années 2000, dans le cadre des recherches sur les réseaux neuronaux (calqués sur le fonctionnement d’un cerveau humain) et sur le deep learning (mécanismes d’auto-apprentissage). Même si le développement des outils qui en résulte est monopolisé par les grands noms américains du numérique, de nombreux travaux de recherches européens contribuent aux progrès médicaux actuels, notamment en cancérologie.

Qu’il s’agisse de déceler des tumeurs sur des images, de faire des reconstitutions 3D d’organes, ou d’analyser rapidement des images médicales, les outils de l’IA permettent désormais de gagner du temps, de faire mieux que l’humain (analyse d’images médicales permettant de distinguer plusieurs milliers de niveau de gris – contre 200 environ pour un œil humain), ainsi que des tâches que l’humain ne sait pas faire seul, ou qu’il ne pourrait pas faire dans un délai suffisamment court (comme le traitement de données de masse pour la prédiction sur les risques de développer une maladie, de décéder, etc.).

Ainsi, certains outils relevant de l’IA utilisent les nombreuses données disponibles pour évaluer les chances de survies des patients atteints de certains cancer, ceci afin de définir la meilleure stratégie de prise en charge.

C’est par exemple le cas pour le cancer de la prostate, qui est le plus fréquent chez l’homme et aussi le plus diagnostiqué. Il est difficile de discriminer les patients à haut risque, avec une chance de survie réduite, des patients à bas risque pour ce cancer. Dans certains cas, la décision d’opérer s’avère contre-productive (patient avec un risque faible), d’où l’idée d’une étude prospective permettant d’évaluer le risque d’un patient à plus ou moins long terme en croisant de nombreuses informations (cancer, antécédents, activité physique, statut socio-économique, statut hormonal, etc.). Les modèles utilisés sont une aide à la décision précieuse : les études montrent ainsi que pour les patients de plus de 70 ans, fumeurs, ne pratiquant aucune activité physique, la probabilité de décéder d’une autre cause que le cancer de la prostate est de 25%.

Désormais, les expérimentations in silico (simulation numérique), et non plus seulement in vivo, offrent de formidables opportunités en matière de repérage précoce et de prévention, mais aussi en termes de recherche médicale (conception de nouveaux médicaments).

En matière de radiothérapie (qui concerne 65% des traitements du cancer en France), l’IA a permis d’améliorer radicalement la préparation et la chaîne de traitements d’un patient. L’opération de contourage des tumeurs sur les images est effectuée en quelques minutes par la machine, contre 4 à 6 heures pour un médecin, ce qui permet d’en améliorer l’efficacité. En effet, pour la radiothérapie adaptative, le ciblage des tumeurs et la dosimétrie est ajusté tous les jours en fonction de l’évolution de la zone à traiter. L’impact est majeur en termes de prise en charge du patient et d’organisation des équipes soignantes. L’évaluation de la réponse au traitement en cancérologie est également affinée. L’adoption de l’outil est rapide et les gains en standardisation sont majeurs.

Ainsi, l’apport de l’IA en matière de dépistage, de diagnostic, de traitement et de suivi du patient atteint d’un cancer, est indéniable.

Dans le cadre de travaux plus généraux de recherche sur notre système de santé, les outils d’IA ont de réels apports en matière de recherche et d’analyse des populations et des territoires : ils démultiplient nos capacités à trouver des corrélations entre certains comportements, ou certaines caractéristiques socio-démographiques, et l’apparition de maladies comme l’obésité, le diabète ou le cancer. En cancérologie en effet, le constat est que la collecte des données reposant sur le dépistage est aujourd’hui trop parcellaire et particulièrement coûteuse (les données épidémiologiques recueillies ne couvrent que 28% de la population aux Etats-Unis). Il est possible d’utiliser les données disponibles pour élaborer des modèles de projection de la prévalence du cancer sur d’autres territoires, voire d’élaborer des modèles de prédiction de l’évolution de ces données. Le croisement avec des informations connues relatives au territoire (données socio-économiques, données environnementales, données épidémiologiques) a fourni des résultats probants sur la prévalence du cancer aux Etats-Unis. Il semble en effet y avoir une corrélation entre déterminants sociaux et prévalence.

L’utilisation du numérique en chirurgie va garantir un haut niveau d’expertise pour la précision et la sécurité des opérations. La robotique assistée d’une IA permet l’autoapprentissage et une mémoire autobiographique (stockage de l’ensemble des informations propres à un individu), ce qui favorise des interventions plus précises, adaptées à chaque patient, et intégrant des dispositifs de réduction des risques d’erreur (création de « murs numériques » protégeant certaines zones qui ne seront pas atteintes par le robot chirurgical durant l’intervention).

Exemple : le robot « Da Vinci » : il équipe maintenant la plupart des centres de chirurgie aux US ; le chirurgien s’installe à une console, visualise le champ opératoire, grâce aux écrans vidéo, et commande les bras du robot pour opérer le patient grâce à des manettes semblables aux joystick des consoles de jeux vidéo. Les patients semblent désormais eux-mêmes demandeurs d’une intervention chirurgicale assistée par un robot. Pourtant, la télémanipulation peut avoir quelques inconvénients (encombrement, perte de retour d’effort, éloignement du chirurgien par rapport au patient, deux opérateurs par intervention à risque, nécessité de formation). Son rapport coût efficacité, mauvais au début, s’améliore avec les nouvelles versions.

Dans un avenir que les participants au LAB conçoivent assez proche, le couplage des robots chirurgicaux et de l’IA pourrait permettre de proposer des interventions complètement automatisées, éventuellement sous la supervision d’un chirurgien qui pourrait être à distance. L’installation de tels dispositifs dans des centres hospitaliers dépourvus de chirurgiens spécialisés pourrait être séduisante pour remédier aux problèmes de démographie médicale, réduire la perte de chance et faciliter localement la prise en charge de certains patients.

 

… qui a des impacts sur les pratiques médicales

Si l’IA et les outils numériques ont des effets indéniablement positifs sur les pratiques médicales, ils pourraient aussi entraîner des conséquences potentiellement problématiques.

  • En matière de fiabilité des résultats produits par les IA : les résultats des IA sont fortement dépendants de la qualité et de l’exhaustivité des données utilisées pour les concevoir. Commet savoir si les données utilisées sont robustes ? Comment assurer « l’interprétabilité » des résultats proposés aux professionnels ?
  • En termes de perte de savoir-faire pour les praticiens (ex. : perte d’expertise de la chirurgie ouverte sans robot ; connaissances anatomiques moins mobilisées dans le cadre de l’utilisation de l’IA pour le contourage des tumeurs). En effet, la formation pratique ainsi que certains savoir-faire ne risquent-ils de se perdre au gré de l’usage des outils numériques ? Dès lors, comment continuer à transmettre la connaissance des gestes ? Comment conserver l’expertise des professionnels ?
  • Comment assurer une capacité de contrôle / vérification humaine quand le savoir-faire sera complètement automatisé et ne sera plus enseigné aux nouvelles générations ?
  • Pour ce qui concerne les travaux de « prédiction » / projections : il convient de rester prudent dans les anticipations que l’on peut faire sur ce que les IA pourront produire demain. Un excès de confiance dans ces nouvelles technologies ne risque-t-il pas de réduire l’esprit critique des décideurs et les orienter de façon inappropriée ?

On peut aujourd’hui affirmer que l’impact majeur direct des outils numérique et de l’IA sur les pratiques médicales sera majeur : performances accrues, traitements accélérés, meilleur accès à la connaissance, meilleur suivi des patients. Avec leur forte valeur ajoutée, leur capacité à libérer du temps médical et à standardiser les pratiques médicales, ces outils connaîtront vraisemblablement une adoption rapide, les bénéfices semblant supérieurs aux limites évoquées ci-dessus.

 

… et qui comporte de sérieux risques

L’IA est un outil disruptif. Elle interroge les professionnels sur la perte de savoirs, sur les changements d’organisation et de responsabilité par des déplacements de compétences. Elle met en évidence un fort besoin de formation des médecins.

Des risques techniques/technologiques/de sécurité

Tout dispositif connecté est vulnérable et donc susceptible d’être piraté ».

Ainsi, des hackers ont été capables de prendre le contrôle des bras d’un robot Da Vinci pour les actionner à distance malgré la présence d’un professionnel.

Au-delà d’une possible défaillance technique, ce « risque cyber » doit nécessairement être intégré à toute approche relative à l’utilisation d’outils numériques connectés en matière médicale ou chirurgicale : dès lors qu’un hacker peut s’introduire dans les dispositifs informatiques le plus sophistiqués, prendre le contrôle des technologies, voire détruire ou modifier les données à distance, on mesure le risque que ces outils mal utilisés représentent pour les patients.

Un problème de responsabilité/d’assurabilité

Le recours à la technologie soulève un problème de responsabilité : en cas de problème ou d’erreur, ou de mauvaise manipulation des outils, en cas de diagnostic ou de recommandation erronée issu d’une IA ou de mauvaise intervention d’un robot, qui est responsable ? Le fournisseur du robot ? Le chirurgien ? Le concepteur du logiciel ? Le développeur ? Le fabricant du robot ? Il est aujourd’hui délicat de répondre à cette question, mais sans doute y aura-t-il des jurisprudences à l’avenir.

Les difficultés inhérentes à l’usage de ces outils posent un problème d’assurabilité, particulièrement sensible aujourd’hui dans les systèmes anglo-saxons.

Un risque en termes d’évaluation

Comment pourra-t-on évaluer, dans le futur, l’efficacité de l’IA si les pratiques anciennes disparaissent (les pratiques classiques d’examen clinique ne sont déjà pratiquement plus enseignées dans le cadre des études de médecine) ? Comment valider l’utilisation de l’IA en routine clinique ? Comment faire évoluer la médecine si les données sont rétrospectives ?

Un risque social

L’impact social de l’IA ne doit pas être négligé. Les outils numériques et d’IA en santé permettent déjà un suivi médical généralisé et systématique sur la base des nombreuses données médicales et personnelles (c’est le cas du service « Apple Life », qui n’est désormais plus une fiction). Comment garantir la confidentialité des données de santé dans des systèmes connectés, voire opérables à distance ? Comment éviter la perte ou le vol de données ? Et au-delà, l’ouverture de l’IA est si forte qu’il faut se demander jusqu’où elle doit se faire : ne risque-t-on pas d’aller vers une surveillance généralisée, ou un catalogage des individus sur la base de leurs données de santé (syndrome « Bienvenue à Gattaca ») ?

 

Nous sommes dans une phase de transition avec trois écueils importants

  • Réussir l’évaluation clinique des outils de l’IA, pour maintenir une dynamique d’innovation mais une utilisation maîtrisée de ces technologies
  • Permettre leur interprétabilité pour les professionnels qui les utilisent
  • Encadrer sans limiter, avec des pouvoirs publics nécessairement en décalage par rapport au rythme de développement de l’IA (la loi précède rarement les usages)

Rapport bénéfices/coûts : des investissements lourds mais en baisse

Aujourd’hui, le secteur de l’IA en France concentre de puissants investissements (37 mds d’€).

Ce marché est fortement concurrentiel ; en France, une douzaine de sociétés proposent des solutions dans le champ de la santé. Par ailleurs, la France possède des données en masse et de qualité et de réelles compétences techniques.

La technologie est très coûteuse à l’achat (exemple du robot Da Vinci), mais elle génère, par ses usages, des diminutions de coûts, notamment en libérant du temps médical. Au-delà des problèmes de coûts économiques, il convient d’être vigilant aux éventuels coûts sociaux afin que l’usage de la machine puisse être accompagné de reconversions de postes.

 

Conclusion : quelles régulations possibles de l’IA demain ?

En matière d’IA, il est difficile de ne pas évoquer le principe de précaution, même si celui-ci fait l’objet de critiques dans la mesure où il peut être perçu comme un frein à l’innovation, dans un contexte où d’autres sociétés (les Etats-Unis et la Chine pour ne pas les citer) ont moins de « freins » idéologiques voire éthiques.

Le cadre réglementaire s’organise, notamment au niveau européen, sur fond de questions d’éthique et d’accès aux données. L’introduction de la notion de « garantie humaine » qui pourrait être obligatoire à l’appui de l’utilisation des IA est une idée européenne qui semble faire son chemin.

Le développement du numérique ne doit pas entraîner un creusement des inégalités, entre ceux qui ont accès à ces traitements et ceux que leur coût prohibitif éloigne de ces avancées.

Le combat des temps à venir est avant tout de faire de l’IA un outil de meilleure prise en charge pour tous.

Les régulations futures devront parvenir à encadrer sans limiter : réussir l’évaluation des produits, développer l’information du patient et le familiariser à l’IA, sécuriser les professionnels de santé, et poursuivre la recherche sans naïveté dans un contexte de concurrence internationale.

NDLR
Les exemples d’usages du numérique (IA ou robotique) au service de la santé, exposés dans la présente synthèse sont relatifs à des disciplines particulières (oncologie, chirurgie viscérale) et ne concernent pas les autres activités médicales ; tout intéressants qu’ils soient, ils n’ont donc pas vocation à être généralisés à l’ensemble du système du santé.